La Maison d’Ambleteuse

Berthe Delépinne

Je n’ai jamais pu choisir. Ce qui m’est arrivé dans la vie, ce que j’ai reçu ou subi ont été le fait du hasard, d’autrui, de circonstances indépendantes de ma volonté. Les routes que j’ai prises – sauf une seule – m’ont mené non vers le but auquel je tendais, mais vers un point quelconque où l’on me forçait d’aboutir.

Lorsque j’étais enfant, ma mère me disait au dîner : « Que préfères-tu : l’aile ou la cuisse du poulet ? ». Je répondais : « Je ne sais pas, maman ». Et l’aile ou la cuisse à peine posée sur mon assiette, je regrettais de n’avoir pas décidé moi-même, et je mangeais sans appétit le morceau qui ne me plaisait pas.

Parfois, en vacances, mes cousins venaient jouer « pour me distraire », affirmait ma grand-mère. Cependant, enfant unique et solitaire, je n’avais besoin d’aucune distraction et je ne jouais pas, aimant mieux lire à l’ombre d’un arbre, me promener dans le village ou ne rien faire, couché dans l’herbe en regardant le ciel.

Ils venaient, mes cousins, sauvages, heureux, gourmands, rieurs et ils prenaient d’assaut la propriété entière, me reléguant parmi les « utilités » convenant à leurs jeux.

Je devais choisir ! Les pommes ou les poires du verger, le saut ou la course, la promenade ou la natation. Robert et Jules étaient sans cesse en mouvement ; leurs projets variaient d’heure en heure, et je restais là, tremblant, hésitant, me lançant à leur poursuite quand il eût fallu les devancer, me préparant à la promenade alors qu’ils partaient nager. Comme ma déception ou mon regret se lisait sur mon visage, ils affirmaient m’avoir consulté et s’être inclinés de commun accord devant mon choix. Ils savaient pourtant que je n’avait pas choisi et, malgré moi, ils me persuadaient que me haussements d’épaules, mes « ça m’est égal » avaient eu le poids d’une unanime décision.

Je devins docteur en droit, mon père l’ayant été. Ma mère, certes, ne me força pas à choisir cette profession et elle insista sur la liberté totale qui m’était laissée, tout en me rappelant à chaque occasion les mérites de mon père défunt, les avantages d’une telle « situation » puisque ma place était prête à l’usine où mes cousins et moi avions des intérêts communs.

Ma mère me mettait au milieu du carrefour d’où partaient toutes les voies, mais à l’entendre, le soleil ne perçait qu’un seul chemin : celui où les empreintes paternelles étaient restées et faciliteraient ma marche.

Je n’avais pas encore franchi le seuil de l’université que je savais m’être trompé. Je voulais être médecin de campagne. Ayant osé l’avouer à ma mère, elle me rétorqua : « Médecin de campagne ! Mais tu pâlis pour une goutte de sang et tu as peur des microbes ».

Mes études s’achevaient. Pas d’amis, peu de camarades. Robert et Jules aimaient l’amour, la bière, le bruit. Ils travaillaient peu et réussissaient brillamment. Quand ils m’entraînaient dans leur ronde, je buvais trop, sans avoir soif, je dansais maladroitement avec une jolie fille et sans accrocs avec la laide que j’invitais pas pitié. Je travaillait avec acharnement les jours de beau soleil quand toute la bande allait canoter au Bois et j’espérais vainement un coup de téléphone m’invitant à sortir les jours de pluie où, sagement, mes cousins étudiaient dans leurs chambres bien chaudes.

Il m’a fallu vieillir et souffrir pour me rendre compte de cette inaptitude au bonheur, de cette incapacité où je suis de choisir et, si peu que ce fût, de faire pencher en ma faveur la balance du destin.

Il m’a fallu aimer et renoncer à l’amour pour comprendre ma faiblesse et, seul maintenant dans la maison d’Ambleteuse, je cherche encore quelquefois, sur la grève déserte, le reflet du jeune homme que je fus à l’heure où le bonheur me frôla.

Une fois j’avais choisi. Amertume ! La lumière de ce jour-là empêche les ombres de noyer à jamais mon âme, et c’est en souvenir de ce jour-là que je vis, malgré tout, à la lisière neutre et inféconde d’un sort délabré.

 

Mes derniers examens commençaient. J’étais fatigué, je dormais mal et je mangeais peu. Il faisait étouffant. Ma mère consulta le médecin de famille qui m’avait mis au monde et qui me connaissait mieux que ma mère elle-même bien qu’elle prétendît « lire n moi comme en un livre ». Le médecin fut formel : « Il doit prendre de longues vacances à la mer, et sans vous, chère Madame, sans ses cousins. Qu’il parte seul, libre et insouciant. Qu’il oublie ses études, ses livres, le service militaire qui l’attend, l’usine et même vous, qu’il vous oublie, si c’est possible, pendant deux mois ».

Ma mère n’osa contredire le médecin à qui toute la famille donna raison : il y allait de ma santé, de mon avenir. Ma mère décida donc que, sitôt connu le résultat de mes examens, je partirais où je voudrais, en auto, sans elle, avec suffisamment d’argent pour me payer toutes mes fantaisies. Elle promettait de ne pas s’inquiéter, de ne pas me rejoindre, de ne pas me demander de revenir.

Mais elle étala, dès ce soir-là sur la table, des prospectus, des dépliants, des itinéraires d’agences de voyages, et lorsque j’y jetais les yeux, à peine attiré par les merveilles offertes, ma mère fixait anxieusement la route inconnue que j’effleurais du doigt sur une carte de France ou d’Italie.

Ce jour-là, je quittai l’université après avoir passé des examens qui me semblèrent faciles et joyeux. Je montai dans le premier autobus venu ; tous me ramenaient vers la maison. Deux jeunes filles, des livres sous le bras, montèrent après moi. Je ne les avais pas vues sur le terre-plein. D’où venaient-elles ? Etais-je à ce point distrait ? Peut-être étaient-elles surgies du soleil et de l’heure brûlante comme deux flammes jeunes et ardentes. Elles étaient là, soudain, près de moi, et je les regardais, l’une surtout, blonde, parlant haut, sa robe jaune vibrant autour d’elle et sa gorge agressive se soulevant vite au rythme d’un essoufflement qui n’était causé par nulle course, sinon celle, rapide, du sang.

L’autre jeune fille, en robe bleue trop pâle pour ses yeux sombres, ses joues bistrées et ses lourds cheveux noirs serrés en chignon sur une nuque frêle, répondait à une question que j’avais mal entendue :

— Mais non, je ne m’ennuierai pas. D’ailleurs je ne m’ennuie jamais, surtout à Ambleteuse.

— Moi, je m’ennuie vite. Mais pour les vacances c’est presque décidé. Nous partons à quatre, Marthe et moi et deux amis. L’aîné à une auto. Il s’agit de circonvenir maman. Nous ferons une randonnée, loin sans doute, je ne nous vois pas à Ambleteuse.

— Tu n’y as jamais été. Il y fait ravissant, et puis, ma tante et moi… »

A ce moment des étudiants envahirent l’autobus. Les jeunes filles refluèrent vers la plate-forme avant. Je ne les vis plus et je dus descendre.

Un mot venait de m’entrer dans le cœur.

Ambleteuse ! Etait-ce le nom d’un château, d’une ville, d’un village, et dans quel pays ?

Je me répétai : Ambleteuse, Ambleteuse, par affermir en moi le pouvoir de ces syllabes harmonieuses qui avaient, par les voix de deux jeunes filles, fait alterner la douceur triste et l’alacrité moqueuse, me ramenant à ce carrefour de moi-même où j’hésitais toujours entre la joie de vivre et le désespoir d’exister, sans pouvoir départager l’angoisse te l’euphorie me gonflant ensemble le cœur.

Ambleteuse ! La jeune fille au lourd chignon avait choisi Ambleteuse, et déjà je la nommais ainsi en moi.

Ambleteuse ! Allais-je partir vers une cité ou vers une femme ? Mes vacances avaient un nom de légende. Pour la première fois, mon désir prenait la forme bleue et douce d’une inconnue, celle d’une aventure dont un nom contenait l’énigme et la beauté.

Rentré chez moi, prenant à peine le temps de saluer ma mère, je courus à ma chambre, ouvrit le dictionnaire : « Ambleteuse. Commune du Pas-de-Calais, arrondissement de Boulogne, canton de Marquise ; 1.020 habitants. Station balnéaire. Port jadis important. »

Toutes les délices ! Une jeune fille, la mer et ce port, jadis important, où j’imaginais déjà les frégates échouées, les barques de pêche et ce qui reste de merveilleux dans le souvenir des abandons, des luttes, des retours et des deuils !

Ce fut sans émotion, dans une sorte d’absence de l’âme, de neutralité des sens que je dis à ma mère :

— C’est décidé. Je passerai mes vacances à Ambleteuse, une plage dans le Pas-de-Calais.

Ma mère s’efforça de ne pas me montrer sa stupéfaction, mais plutôt incrédule, elle murmura :

— A Ambleteuse ? Et tu as décidé cela tout seul ? Je n’ai jamais entendu parler de cette plage-là.

Pour la première fois elle me regarda craintivement. Peut-être m’admira-t-elle, essayant de sourire malgré les larmes qui embuaient son regard.

— Oh ! Jean, tu ressembles parfois tellement à ton père. C’est très bien ainsi. Ambleteuse ? Je vais dès aujourd’hui songer à tes bagages. Tu me donneras tout de même ton adresse, dis ? Tu me la donneras ? Deux moi sans avoir même le nom de ton hôtel, sans pouvoir t’écrire, ce serait trop terrible.

Je partis quelques jours plus tard, et j’étais joyeux. Mes examens réussis, ma bourse bien lestée, mes valises neuves, une auto docile, et là-bas Ambleteuse…

Pourtant, je n’allai pas directement au but parce que je redoutais de confronter mon rêve à la réalité ou de diminuer ma joie en la satisfaisant. Je pris l’autoroute d’Ostende, et je m’arrêtai pour déjeuner au Quai des Pêcheurs. Il faisait beau. Le vent jouait avec de fragiles nuages, et l’odeur des fritures se mêlait à l’odeur de l’eau irisée de mazout, stagnant au fond des bassins.

A marée basse, la mer au loin semblait lassée, s’écartant du rivage, de la foule, retenant ses flots pour briser le rythme inévitable du reflux.

Moi aussi, ayant trop bu, ayant sommeil, engourdi de bien-être et bercé plus par des mots chantant dans mon souvenir que par de tangibles délices, j’essayais de briser le rythme qui me poussait vers Ambleteuse, refusant d’écouter mon cœur impatient, refluant vers une image estompée.

Repris par d’anciennes angoisses, je me trouvais à cette terrasse comme aux carrefours de mon enfance quand, souvent, je m’étais attardé inutilement, perdant confiance et enthousiasme au fur et à mesure que le temps passait, amenuisant mon désir.

Je repartis cependant, lentement, le long de la côte, vers la France, et la chaleur de vivre me revint, et la hâte de découvrir l’Ambleteuse jeune fille, ville, pays, château, rêve, mer, repos, qui m’attendait.

Ce fut Ambleteuse dans la torpeur de l’après-midi. Une bourgade démodée, des villas désuètes, des rues envahies par le sable, des jardins aux feuillages secs où fleurissaient des roses trémières et, déjà, des tournesols.

C’était donc cela Ambleteuse ? Je n’étais ni étonné ni déçu, et l’auto arrêtée dans une ruelle en pente d’où j’apercevais la mer entre deux murs chaulés, je partis vers quelqu’un, vers quelque chose qui, peut-être, n’existait pas.

C’est alors que je vis la maison à l’angle de deux rues.

Etroite et haute, décrépie et sale, avec des fenêtres faussement arabes, un toit dentelé, un perron de bois qui abritait une lanterne japonaise sous un auvent vitré. Sur tout cela un air de noblesse, comme si le délabrement était une grâce choisie et l’aboutissement de recherches esthétiques.

La maison se prolongeait par une sorte d’atelier, et je distinguait à travers les vitres, dans les profondeurs vagues, un amoncellement de plantes vertes qui s’entrelaçaient, se chevauchaient, se rejoignaient au plafond, pendaient en longues lianes et cernaient une barquette où s’alignaient des géraniums en pot, à fleurs pâles, étouffées par les feuillages luxuriants.

Aux fenêtres sans rideaux, des plantes vertes couvraient les vitres. Seule, sous le toit, une lucarne ronde était ouverte, et une tenture blanche bougeait doucement au vent de la mer.

Sur la porte de la maison un écriteau déteint : « Chambre garnie à louer ».

Je n’eus le temps ni d’hésiter ni de réfléchir. Je frappai le heurtoir de fer en forme de dragon et, tout de suite, j’entendis des pas rapides, et certainement jeunes, courir sur le carrelage du corridor.

La jeune fille d’Ambleteuse était devant moi.

Elle me souriait, et je reconnaissais sa robe bleue trop pâle et ses yeux pénétrants, ardents et tristes comme ceux des Espagnoles dont Goya fixa les traits.

Je bégayais d’émotion, de surprise, de joie totale qui m’inondait et me forçait à tendre les mains, à raconter l’attrait du nom prononcé dans l’autobus, la poésie de la réalité plus belle et plus imprévue que le rêve.

La jeune fille n’était ni étonnée ni inquiète de mon trouble. Calme et sereine, habituée, semblait-il, aux prémonitions, aux coïncidences, elle m’engagea simplement à entrer dans la maison.

Le couloir frais sentait l’herbe sauvage. Tout était blanc dans la chambre à louer. La lucarne s’ouvrait sur le ciel et la mer. Seules étaient vertes de leurs plantes étirées sur des … (suite à venir).